Les types psychologiques, un outil de travail et pas une caractérologie
Ania Teilhard (Teilhard 1948) avait imaginé une petite histoire, pour illustrer les types psychologiques :
« La parfaite maîtresse de maison (sentiment extraverti) attend ses hôtes, en compagnie de son mari, un doux amateur d’art, spécialiste de la peinture classique (sensation introvertie). Le premier invité qui sonne à la porte est un avocat (pensée extravertie), suivi de près par un homme d’affaires de renom (sensation extravertie) accompagné de son épouse, musicienne et taciturne (sentiment introverti). Arrive enfin un éminent savant (pensée introvertie), sans sa femme, une ancienne cuisinière (sentiment extraverti). Le dîner se passe à merveille, bien qu’un des invités fasse défaut, un poète (intuition introvertie), que son propre type psychologique prédispose à oublier qu’il est invité à dîner, ou à confondre les dates de ses invitations. »
Cette vignette peut donner l’impression que les Types Psychologiques relèvent d’une perspective caractérologique, ce qui ne correspond en réalité aucunement au propos de CG Jung (Jung 1921) : « Les types ne sont pas une caractérologie, ils ne sont justement pas ça ».
Que sont-ils?
Les types psychologiques ont été élaborés, dans la période (1913-1920) qui comprend et suit la rupture avec Freud.
Or, d’une part le déploiement de l’oeuvre de Jung s’avère indissociable du déroulement de sa vie - il le revendique (Jung 1961) -, c’est également un fait d’évidence à la lecture de ses nombreux biographes. D’autre part Jung théorise à partir de l’expérience, c’est un empiriste qui défend cette position tout au long de sa vie. Lorsqu’il se trouve face à un problème clinique ou personnel, il élabore sa pensée à partir de ce problème précisément.
Jung expose un premier travail sur les types à Münich, en 1913, à l’occasion de sa dernière rencontre officielle avec Freud, d’ailleurs. Les types psychologiques sont publiés en 1921, trois articles sur le sujet suivront, en 1923, 1931 et 1936. Le travail de Jung sur les types psychologiques constitue en fait une réponse (Jung,1961) à la question qu’il se posait, de savoir en quoi lui et Freud - Adler aussi - différaient, d’un point de vue psychologique.
Au-delà, me semble-t-il, Les types psychologiques constituent une « défense et illustration » de l’existence même d’une œuvre psychanalytique autre que celle de Freud ou d’Adler. En effet, si, comme Jung s’attache à le montrer, chaque œuvre est profondément dépendante de l’équation psychologique de qui la crée, alors aucune œuvre ne peut détenir seule une vérité universelle.
« Nier l’existence des types ne sert à rien contre le fait de leur existence. Vu cette existence, toute théorie sur les processus psychiques doit admettre qu’elle n’est, elle-même, qu’un processus psychologique, expression d’un type de psychologie humaine qui existe et a droit à l’existence. » (Jung, 1913).
A travers ce questionnement à propos de leurs différences, Jung avait aussi à cœur une valorisation de l’introversion en tant qu’attitude, mais tout autant de « l’introvertisation », ou mouvement régressif de la libido, dans l’analyse tout particulièrement, comme phénomène non nécessairement pathologique, à la différence de la conceptualisation freudienne.
Jung s’était découvert introverti mais il avait aussi compris ses affinités avec la façon d’être de Miss Miller (nom donné à la patiente) dont l’analyse et l’amplification des fantasmes figurent dans Métamorphoses de l’âme et ses symboles, en 1912. Or cette patiente s’était révélée être schizophrène. Et Jung ne se reconnaissait pas comme malade mental.
Jung a ainsi proposé l’hypothèse d’une normalité tant extravertie qu’introvertie, mais qui peut se « pathologiser », par exemple dans l’hystérie pour l’extraversion et dans la schizophrénie pour l’introversion.
Avec sa typologie, il propose la possibilité d’équations psychologiques, fondées sur la combinaison de deux attitudes et quatre fonctions, influencées par des conditions psychopathologiques (fonction défensive, adaptation à un milieu familial, par exemple) et qu’un facteur temps peut aussi modifier (par exemple, l’introvertisation de la deuxième moitié de vie).
Le type psychologique d’un sujet correspond à la manière dont son énergie psychique est mise en œuvre dans le processus d’individualisation, puis d’individuation. Jung suppose que l’attitude est une donnée innée – évolutive mais innée -, alors que les fonctions dépendent en partie de l’adaptation à l’environnement. La pente d’écoulement naturelle de l’énergie psychique est caractérisée par l’attitude. Les fonctions indiquent le mode de mobilisation de l’énergie psychique.
La multitude d’expressions de la vie consciente, que Jung met en lumière avec ce travail sur les types psychologiques, fait nécessairement penser à la notion de limitation, dans le sens où incarner une manière d’être au monde, c’est n’en incarner qu’une, face à toutes les autres possibles.
Dans Ma vie, écrit au soir de sa vie, Jung évoque ce fait de manière très éclairante. Ses mots ésonnent dans l’exercice quotidien de mon travail de psychanalyste d’orientation jungienne :
« (Car) c’est le type qui précise et limite d’emblée le jugement de l’homme. Le livre sur les types psychologiques traite principalement de la confrontation de l’individu avec le monde, de ses rapports avec les hommes et les choses. (…) Le livre sur les types apporta la connaissance que tout jugement d’un homme est limité par son type personnel et que chaque façon de voir est relative. De ce fait, naissait la question de l’unité qui compense cette multiplicité. Elle m’achemina dans le voisinage immédiat de la notion chinoise de Tao. Ma réflexion et mes recherches atteignirent alors le point central de ma psychologie, je veux dire l’idée du Soi. Ce n’est qu’alors que je trouvai mon chemin du retour vers le monde. (…). »
Se sentir limité à l’extrême et dans ce même moment avoir accès à la possibilité de l’infini… Il s’agit d’un élément essentiel du projet jungien. Cette notion de limitation rejoint celle de castration, dans le référentiel freudien, freudo-lacanien, tout en la dépassant par la réouverture qu’elle permet, au lieu d’un renoncement.
Un peu plus loin dans l’autobiographie, (p 368/369), nous pouvons lire :
"(…) je ne parviens au sentiment de l’illimité que si je suis limité à l’extrême. La plus grande limitation de l’homme est le Soi ; il se manifeste dans la constatation vécue du : « Je ne suis que cela !. » Seule la conscience de mon étroite limitation dans mon Soi me rattache à l’illimité de l’inconscient. (…) En ayant conscience de ce que ma combinaison personnelle comporte d’unicité, c'est-à-dire, en définitive, de limitation, s’ouvre à moi la possibilité de prendre conscience aussi de l’infini. Mais seulement comme cela. »
L’ élaboration d’une typologie psychologique représente donc une porte d’entrée du parcours que Jung se propose de décrire sous le nom d’individuation : si je deviens conscient que mon équation psychologique détermine ma manière d’être et de considérer le monde, et si ce faisant je deviens conscient que je ne suis « pas tout » , alors je peux me mettre en route vers plus d’intégrité, de complétude (Ganzheit) … par la prise en considération de ce que je ne suis pas : ombre, anima / animus, Soi.
Marie-Louise von Franz (von Franz, 2014), connue pour sa grande fidélité à la pensée de Jung et qui a écrit un texte clair et fouillé, sur la fonction inférieure, rappelle si besoin en était que « (…) Dans l’alchimie comme dans le développement de la personnalité, la solution du problème des fonctions est le premier pas ; mais il est déjà extrêmement difficile d’en arriver là. »