Narcissisme bien tempéré : perspectives jungiennes sur le narcissisme


La figure de Job appartient à l’Ancien Testament, dans Le Livre de Job. Avec Réponse à Job, Jung transpose ce récit mythique en un récit psychologique qu’il analyse particulièrement sous l’angle du moi dans son rapport avec le Soi. Ce qui pourrait s’appeler une renaissance de Job à lui-même, au terme de l’épreuve que Dieu, avec Satan, lui inflige, procéderait – c’est mon hypothèse de travail –, d’un point de vue psychologique, d’un narcissisme bien tempéré, pour user d’une métaphore musicale plus que climatique.
 
Je me propose de confronter le mouvement psychique vers ce narcissisme bien tempéré, repéré dans Réponse à Job, à ce que Freud nomme le « besoin de religion » à travers Totem et tabou ainsi que L’Avenir d’une illusion. Mais dans un premier temps je reviendrai sur trois jalons dans l’œuvre de Jung, constituant trois moments clés également de sa position subjective.

Trois étapes biographiques autant que scientifiques

1912 : la publication de Métamorphoses de l’âme et ses symboles atteste que Jung a pris sciemment le risque de la rupture avec Freud [1], sur fond d’enjeu transférentiel paternel. Métamorphoses de l’âme et ses symboles [2] couronne les années de recherche autour de l’inconscient collectif, dont le moi doit se différencier, au prix du sacrifice de l’enveloppement dans cette matrice originelle. Ce sacrifice conditionne la reconnaissance de l’altérité.
Ses travaux antérieurs sur les associations, qui fondent son élaboration des complexes, ont conduit Jung à prendre en compte le « complexe moi » en tant que centre de la conscience. Comme tout complexe, le moi dispose d’une énergie propre, mobilisable dans le processus de séparation et différenciation qui balise l’individuation.

Réponse à Job fait partie, quant à lui, des derniers écrits de Jung qui y reprend la question du sacrifice, sacrifice du moi lui-même cette fois, dans le sens où il lui faut reconnaître son extrême limitation face au Soi. Entre ces deux écrits, Jung a peu à peu élaboré le concept limite du Soi, principe organisateur, premier par rapport au moi. La question de l’altérité se voit reformulée avec le Soi, qui constitue un autre – d’une autre nature et dans un rapport d’incommensurabilité – pour le moi.

1916 : Jung écrit Sept sermons aux morts, où se tiennent en germe les développements ultérieurs de sa pensée. Sept sermons aux morts et Réponse à Job sont apparentés directement, par leurs conditions d’écriture au moins. Jung a écrit les deux textes, pressé par un sentiment d’urgence, ce dont témoigne la même image de « fièvre [3] » à laquelle il a recours dans les deux cas et qui souligne ce qui apparaît comme une nécessité intrinsèque des deux écrits.
Alors qu’il émerge du cataclysme intérieur consécutif à la rupture avec Freud, Jung écrit donc Sept sermons aux morts mais il ne veut probablement pas plus qu’il ne peut endosser aux yeux du monde la paternité de ce texte d’allure totalement non scientifique. Livre non reconnu (comme la non-reconnaissance d’un enfant à l’état civil) par Jung, à l’image, peut-être, de lui-même, désavoué par Freud, Sept sermons aux morts apparaît comme un texte qui eut en quelque sorte à exister par lui-même, laissé aux franges du monde commun, ordinaire, partagé. Jung, qui s’est retrouvé dans la foulée de 1912 sans langage [4] , isolé, se présente à nous dans Sept Sermons aux morts comme porte-parole de Basilide [5], dans une porosité au monde archétypique et son étrange langage, à proximité de la poésie, du récit mythique aussi. Cela étonne au moins, fascine parfois [6]

1952 : à la différence de Sept sermons aux morts, Réponse à Job d’emblée est destiné à la publication, présenté au monde. Jung en revendique dans sa correspondance la valeur à ses yeux, la nécessité tout autant [7]. S’il se doutait bien que Freud ne pourrait tolérer Métamorphoses de l’âme et ses symboles, Freud qui de son côté préparait Totem et tabou, dans un acting out contre-transférentiel [8], Jung devait pressentir également qu’avec Réponse à Job sa relation amicale avec le dominicain Victor White se briserait sur un nouvel écueil, à savoir celui de la remise en cause de la doctrine de la privatio boni. Réponse à Job dressera d’ailleurs contre Jung une large partie du monde théologique, son monde paternel s’il fallait le rappeler.

Ainsi, en 1912 Jung livre au grand jour sa conception personnelle, poussé par l’obligation intérieure de suivre sa propre voie, au risque conscient de la rupture avec une figure paternelle. La rupture, théorique autant que relationnelle, survient. Jung en paie le prix fort.
Au terme de la crise qu’il traverse alors et à laquelle nous pourrions peut-être dire qu’il survit, Jung produit en 1916 un texte inspiré mais il ne l’expose pas, se bornant à en réserver la lecture à des tout proches.
En 1952, il lui faut à nouveau affronter le risque de la rupture, mais cette fois il peut se soumettre à la poussée intérieure et prendre la responsabilité, face au monde, de ce qu’il a élaboré, considérant alors avec distance – avec « sérénité » – les réactions à son texte.

Autour de Job

Job dans l’Ancien Testament représente le « fidèle », comblé dans et dès sa vie terrestre, à qui Yahvé, inspiré par Satan, fait vivre les affres d’épreuves susceptibles d’ébranler sa foi. La situation initiale s’ouvre sur un homme qui mène grand train : un train de vie plus qu’élevé, pour une vie qui ne (lui) laisse rien à désirer. De fait, si beaucoup a échu à Job par la grâce de Dieu, nous pourrions, dans une perspective psychologique contemporaine, nous demander ce qu’il en est de son propre désir. La situation initiale de Job pourrait même aller jusqu’à évoquer – accents hyperboliques propres à la langue mythique mis à part – celle d’une personne observée à un moment où sa vie va son cours, sans heurts ni malheurs particuliers, sans questionnement introspectif non plus. Une vie qui irait de soi, sans – ou avant que – que son cours n’en soit rendu plus conscient.

Yahvé expose donc Job au Mal, mais la foi de Job demeure vivace. En outre et cela intéressa tout particulièrement Jung dans ce mythe biblique, Job en appelle à Yahvé contre Yahvé, opérant dans ce mouvement l’unification des opposés « bien/mal » en Yahvé lui-même et révélant le caractère nécessaire de l’homme pour Dieu. Dieu a besoin de l’homme.
C’est via Job que les contraires peuvent s’unir. La dissociation initiale qui se représente par le couple Dieu/Satan est réduite au moment de l’intégration du Mal – aussi – en Dieu. Cette conclusion inscrit Jung en faux contre la doctrine de la privatio boni qui prévaut pour l’Église et stipule qu’en Dieu le Bien et le Mal ne coexistent pas.

Analysant le mythe de Job en tant que drame archétypique, ou processus psychique qui se représente par des images archétypiques, Jung montre que le Soi a besoin du moi qui l’incarne.

Reformulée en termes psychologiques, l’histoire de Job illustre ainsi la résolution d’un conflit, inévitable, enduré par le moi à l’occasion de sa rencontre avec le Soi dans sa valence négative. Si le Soi peut se décrire comme principe organisateur de la vie psychique, le Soi dans sa valence négative rendrait compte d’expériences destructives à même de mettre en péril la cohésion psychique.

Une éventuelle analogie entre le Soi dans sa valence négative et la pulsion de mort occulterait la dimension processuelle de l’approche jungienne qui se propose d’observer la transformation de la libido (Jung parle de « formes de la libido »). En effet, si Freud a élaboré le concept de pulsion de mort en connaissance, notamment, de l’article de S. Spielrein (1912) intitulé La Destruction comme cause du devenir [9], il ne semble pas en avoir retenu l’intuition typiquement jungienne de la transformation de la libido. Pulsion de vie et pulsion de mort, dans une perspective freudienne, relèvent d’un dualisme irréductible, où la pulsion de mort a comme finalité le retour au repos absolu de l’inorganique [10].

À propos du narcissisme
 
Le concept de narcissisme fait partie aujourd’hui d’une sorte de bagage commun psychanalytique, au titre de concept-valise, plutôt élastique. Pourtant, il s’avère quasiment absent, en tant que tel, de l’œuvre de Jung [11]. Havelock Ellis, en 1898, parle de narcissisme (narcissus like) à propos de perversion sexuelle. Paul Näcke utilise le terme Narcismus. Freud, se référant à Näcke, propose le mot « narcissisme » en 1905 [12], à propos du choix d’objet dans l’homosexualité.
 
La correspondance entre Jung et Freud nous apprend que le prolongement du travail freudien sur le narcissisme, autour de ce que Freud appellera « narcissisme primaire », prend corps dans le terreau de leurs échanges à propos de la psychose, notamment à partir du cas Schreber. La psychose a formé le champ d’exercice quotidien de Jung au Burghölzli. Freud a le désir d’y appliquer sa conception de la psyché dont il modélise habituellement le fonctionnement à partir des problématiques névrotiques de sa patientèle de neurologue en ville.
 
En plus de la question de la nature de la libido, exclusivement sexuelle selon Freud mais pas selon Jung, pour qui elle s’apparente à une énergie vitale dont l’une des formes est sexuelle, les deux hommes débattent de la question de l’orientation de la libido et plus précisément de son mouvement introversif. Il s’agit pour eux de trancher – il en va de leurs édifices théoriques respectifs – à propos du caractère pathologique ou non du mouvement introversif de la libido. L’issue de ce débat, culminant avec la question de la dimension symbolique de l’inceste, s’avérera tragique pour leur relation.
 
Selon Freud, le narcissisme primaire, dans le cours normal du développement, se fond dans les relations d’objet. Le moi, d’un point de vue freudien, se dégage du narcissisme primaire dans le même temps que l’objet. Un retour de la libido vers le moi est forcément pathologique. 
L’approche de Jung, processuelle, ne distingue pas de stades d’organisation mais s’intéresse aux transformations de la libido, dans ses mouvements progrédients autant que régrédients. Le narcissisme primaire, tel que Freud le définit en 1911, rend compte d’un état psychique d’où le sentiment de besoin d’aide est absent   [13]. Il s’agit fort logiquement de l’état inverse de celui qu’il nomme Hilflosigkeit. Si nous revenons à Job, au moment où la mise à l’épreuve de sa foi commence, nous pouvons le supposer, en tant que fidèle nanti, dans « un état d’où le sentiment de besoin d’aide est absent ». Un état qui ira se renversant brutalement et verra la détresse s’arrimer au fol espoir, dans le sombre creuset d’une transformation radicale.
 
Ce que je me propose de considérer comme état narcissique bien tempéré consisterait en l’établissement d’une relation – d’une concordance – entre le moi et le Soi, où le moi, limité à l’extrême – un moi qui n’est que cela [ 14] –, peut, à cette condition, accéder à une perception du sentiment de l’illimité [15]. Il est une deuxième condition à cet accès : le moi doit pouvoir tenir, tenir bon dans l’épreuve de la reconnaissance de cette extrême limitation.
 
Les mots « tempéré » et plus encore « bien tempéré » évoquent un imaginaire de modération climatique qui exclut les extrêmes, offrant à la vie de se développer hors catastrophe. Mais, depuis son emploi par Jean-Sébastien Bach, « bien tempéré » sonne surtout comme une locution familière, une expression commune du point de vue du conscient collectif et dont nous ne questionnons généralement pas le sens. À en juger par la fréquence de son emploi, en particulier dans le domaine psychanalytique [16], manifestement cette expression nous plaît. Peut-être du fait d’une intuition de sa valeur de portée générale, qui s’articule probablement au paradoxe formé par l’intrication de l’idée de tempérance (le climat tempéré) et la notion technique de tempérament (le clavier bien tempéré).
 
« Bien tempéré » sous la plume de Bach se rapporte en fait à l’idée de limitation et contrainte, en référence à la fois au choix de l’accordage unique de l’instrument et à la forme musicale, explorée jusqu’à rendre tout son suc : 

« Clavier bien tempéré, ou préludes et fugues dans tous les tons et demi-tons, tous deux avec la tierce majeure ou Ut, Ré, Mi et avec la tierce mineure ou Ré, Mi, Fa. Pour la pratique et le profit des jeunes musiciens désireux de s’instruire et pour la jouissance de ceux qui sont déjà rompus à cet art. [ 17]» 

Ainsi, à l’opposé de l’idée d’adoucissement d’un état, par écrêtement, l’expression « bien tempéré » réfère plutôt aux thèmes de la limite, de la contrainte. Les pièces enserrées par Bach dans leur écrin « bien tempéré » peuvent faire résonner les infinies variations des sentiments humains, dans le génie conjugué du compositeur et de son interprète. Et ce par le dépassement de la contradiction apparente, constituée par le souffle de l’inspiration, d’un côté, et la rigueur formelle, de l’autre.

Réponse à Job : un texte vivant

Plus qu’aucun autre des textes de Jung publiés de son vivant, Réponse à Job, je crois, jaillit au vif du croisement entre pensée et expérience. S’adressant à nous lecteurs depuis le plus intime de sa vie et dans le même temps depuis le lieu du mythe, si l’on peut dire, Jung, à la première personne du singulier, donne à son propos une portée humaine générale.

Si nous privilégions une lecture subordonnée à la « pensée dirigée [18]», nous pouvons comprendre que le drame archétypique dont il est question dans Réponse à Job met en jeu – en termes cliniques – le moi, provoqué dans sa capacité à vivre et survivre à l’épreuve d’une confrontation avec le Soi dans sa valence négative.
Lire Réponse à Job en laissant une place à la « pensée imaginative » nous introduit plus au cœur de l’expérience.Ce texte de Jung bourgeonne et buissonne, dans un style qui nous incite, pour être en mesure de nous y confronter, à mettre en route notre pensée imaginative, à nous laisser affecter aussi. La figure de Job telle que j’ai pu la reconnaître s’est détourée sur un fond composé par la détresse et la nostalgie nouées serré, portées par deux mouvements antagonistes et simultanés, d’écrasement au sol et redressement vers le ciel. La tension née de cette opposition oblige à l’émergence d’un symbole – en l’occurrence, le « symbole des symboles » que les monothéismes nomment Dieu, qui correspond à une image archétypique du Soi pour Jung, où bien et mal sont présents ensemble.

La détresse (Hilflosigkeit)

Le terme de « détresse » se prête naturellement à qualifier l’état psychique de Job endurant ses tourments. « Calvaire » ou « martyre » seraient synonymes mais anachroniques, « passion » est réservé au mythe christique. Job est volontiers représenté misérablement affalé sur un tas de fumier, grattant ses plaies. Détresse, désemparement, désaide, sentiment d’impuissance... autant d’équivalents, en français commun ou psychanalytique, à Hilflosigkeit, soit un concept psychanalytique élaboré par Freud, exposé dans Totem et tabou (1913), repris notamment dans L’Avenir d’une illusion (1927).

Freud écrit à Jung, en 1910 [19], que selon lui la détresse infantile est la « raison dernière du besoin de religion ». Il précise cette idée dans Totem et tabou, articulant la notion de Hilflosigkeit avec le tabou du meurtre : l’enfant qui veut s’approprier sa mère, en même temps qu’il tuerait son père pour cela, se priverait du soutien de ce père et sombrerait dans un état de « détresse », alors il préfère renoncer à ce projet. Freud estime dès lors que le « besoin de religion » relève d’une pathologie du narcissisme primaire.

De Totem et tabou à L’ Avenir d’une illusion, Freud s’attache à montrer l’ambivalence, aux yeux de l’enfant, de la figure paternelle. Il développe l’idée que dans le cours du développement de l’enfant, la mère forme le premier pare-angoisse pour lui, alors que le père représente plutôt une menace parce que son interposition risque de provoquer la rupture de l’état fusionnel mère-enfant. Ce n’est qu’après passation de la fonction de pare-angoisse de la mère vers le père, que le père acquiert sa valeur protectrice [20], incarnant ainsi une figure salvatrice mais que, pour des raisons liées au stade développemental précédent, il faut craindre tout autant.

La nostalgie (Sehnsucht)

Freud soutient que le besoin de religion prend racine chez l’individu dans l’expérience infantile de protection apportée par le père capable de sauver l’enfant « en état de besoin d’aide ». Le père dont il est ici question nous apparaît comme une figure ambivalente, à l’image du Dieu de l’Ancien Testament.

Freud choisit le mot Sehnsucht / « désirance » [21]/ « nostalgie » pour parler du mouvement psychique impulsé vers le père comme réconfort face aux cruelles réalités effectives. L’Avenir d’une illusion décrit comment, face à des surpuissances inhumaines, l’individu est soumis à la tentation régressive d’un paradis d’avant la chute. Freud estime que la croyance religieuse comme solution trouvée par l’homme ressort d’une faillite de son développement. Seule une augmentation de la capacité rationnelle du moi, qui serait favorisée par un environnement éducatif éclairé, scientifique [22], peut de son point de vue éviter à l’homme d’avoir besoin de l’illusion religieuse pour vivre. En tout état de cause, Freud estime préférable pour l’homme de cultiver son lopin de terre [23], plutôt que d’entretenir des illusions, qui, soulignons-le, font partie de la lignée pathologique qui mène au délire.
Freud insiste donc sur le thème des limites qui cantonnent l’existence humaine.

Jung envisage l’existence d’une pulsion naturelle inhérente à tout homme, « une nostalgie indicible vers ce qui rend l’être perceptible à lui-même [24]». Nous pouvons remarquer que Jung utilise le mot Sehnsucht [25] dans ce contexte. Réponse à Job, à travers l’analyse psychologique du récit mythique, décrit le mouvement psychique impulsé par cette « intense nostalgie » du Soi vers la conscience. La blessure profonde infligée au moi – sous une forme qualifiable de traumatique –, blessure que Job a vécue dans sa rencontre avec Dieu inspiré par Satan, constitue un moment nécessaire dans le processus d’incarnation du Soi. Un moment nécessaire en ce qu’il conduit le moi à reconnaître et accepter ses limites, le paradoxe résidant dans le fait que cette reddition du moi coïncide avec un accès à la perception de l’infini.
Au soir de sa vie, Jung redit de manière limpide et poignante la question de la relation du moi et du Soi [ 26] : « La plus grande limitation de l’homme est le soi ; il se manifeste dans la constatation vécue du “je ne suis que cela !” [...]. En ayant conscience de ce que ma combinaison personnelle comporte d’unicité, c’est-à-dire, en définitive, de limitation, s’ouvre à moi la possibilité de prendre conscience aussi de l’infini. Mais seulement comme cela. »

Job où la renaissance à la vie psychique

Le complexe moi, tel que Jung le considère, est capable, dans une confrontation avec les images de l’âme, ce facteur autonome [27], de relation avec une certaine forme de l’altérité, une sorte d’objet paradoxal, interne et non interne à la fois, mais pas non plus externe pour autant : le Soi. Se laisser ébranler profondément par ce qui advient dans cette confrontation, y faire face dans un effort de connaissance peut transformer « en un savoir l’expérience aveugle [28]». L’enjeu psychique ne se résume donc pas, dans une optique jungienne, à celui du gain, en vue de leur possession, de connaissances supplémentaires. Il n’est pas tant question de maîtriser ce qui advient que de l’intégrer, de découvrir du sens avec ce qu’il y a matière à vivre, matière à penser.

Liée à celle de la faculté du moi à tenir dans l’épreuve, la question se pose ici de la capacité à espérer – peut-être d’un espoir anxieux [29] – que le sens peut l’emporter sur le non-sens. Tenir bon, dans « la nuit obscure » (de l’âme) ou « malgré la nuit » (de l’âme) [30], pourrait en dernier ressort dépendre de la possibilité d’exercice par le moi de sa marge de liberté, à partir de l’énergie propre dont il dispose. En 1934 [31], Jung écrivait : « Si la volonté est marquée par cette liberté souveraine qui est son fait, c’est qu’elle est une parcelle de cette obscure force créatrice qui gît en nous, qui nous façonne, qui édifie notre être, qui régit notre corps, qui maintient ou détruit sa structure et qui crée des vies nouvelles », où nous découvrons en substance ce que Jung écrira presque vingt ans plus tard dans Réponse à Job, à savoir que Dieu a besoin de l’homme. Cette phrase ouvre aussi la réflexion sur le lien entre la liberté et le désir.

Réponse à Job nous montre comment la dignité de l’homme préfiguré par Job se manifeste lorsque ce que nous pourrions nommer sa foi en la vie est éprouvé, « éprouvé » s’entendant ici dans la double acception d’une mise à l’épreuve autant que d’un ressenti. Le moment où le moi devient inventeur de sens – inventeur de sens comme inventeur d’un trésor [32] au regard de la loi – correspond au moment même où le moi se met à faire l’expérience de Dieu, c’est-à-dire, en termes psychologiques, à être en relation avec l’image archétypique du Soi. Dans ce même mouvement, le moi fait l’expérience de lui-même en tant que relié au Soi, puisque, là précisément, le moi et le Soi se rencontrent, coïncident. Job dans l’Ancien Testament, le Christ dans le Nouveau Testament, l’homme dans une lecture psychologique de ces textes, coïncident le temps d’un instant avec un Autre. Jung écrit : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Ici, à savoir au moment ou Dieu fait l’expérience vécue de l’homme mortel et subit ce qu’Il a laissé endurer à Son fidèle serviteur Job, Son essence atteint au divin [33]

Le moi accède à la responsabilité de lui-même, à une position éthique nouvelle, il se vit capable, responsable, dans ce qui me semble bien pouvoir être compris comme une nouvelle naissance à la vie psychique. En 1956, Jung redit [ 34] précisément ce qui se déduit de Réponse à Job : « L’individuation ne signifie pas seulement que l’homme, à la différence de l’animal (qui réalise sa nature d’animal), devient véritablement humain, mais encore qu’il a à devenir aussi en partie divin. Cela veut dire, en pratique : qu’il devient adulte, responsable de son existence, sachant qu’il ne dépend pas simplement, lui, de Dieu, mais que Dieu dépend aussi de l’homme. »

Si l’aveuglement à la question du désir peut caractériser le narcissisme primaire, le narcissisme bien tempéré impliquerait, quant à lui, une prise en charge par le complexe moi de cette question du désir.

Le visage de Job au miroir de Jung se dévoile au fil et au feu d’une expérience qui interroge la possibilité de son désir, dans une contrainte à le reconnaître, le faire sien et le clamer face à Dieu, ce qui permet dans un second temps l’émergence du sens de l’épreuve. En l’occurrence, la résolution du clivage bien/mal en Dieu.
Il me semble que, dans une perspective jungienne, la prise en charge de la question du désir se conjugue à l’exercice par le moi de sa marge propre de liberté, une liberté inhérente à la condition humaine.
L’existence de cette marge de liberté, intimement liée à la tenue d’une position éthique, se vérifie par son actualisation en Job comme par exemple dans le rêve de Jung, où s’incliner jusqu’à poser le front à terre lui est impossible [35].

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Notes
[1] C.G. Jung, Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées, recueillis par A. Jaffé (1961), Paris, Gallimard, « Folio », 1973, p. 195. 
[2] Remarquons que ce livre a été retravaillé par Jung pour une réédition en 1952 ; Réponse à Job est daté lui aussi de cette même année. 
[3] Lettre au Dr Alphonse Maeder du 19 janvier 1917, Correspondance, 1906-1940, Paris, Albin Michel, 1992, p. 68 : « Je n’y ai aucun mérite, il ne prétend pas non plus être ou paraître quelque chose, mais il est, tout simplement. [...]. Ce texte m’est tombé du ciel comme un fruit mûr, de façon inattendue, dans la fièvre d’une période difficile [...]. » Lettre à Henry Corbin du 4 mai 1953, Correspondance, 1950-1954, Paris, Albin Michel, 1992, p. 177-178 : « Le livre “m’est venu” pendant une maladie, dans la fièvre. [...]. Le tout était une aventure qui m’était arrivée, et que j’avais hâte d’enregistrer. » 
[4] V. Thibaudier, « Sept sermons pour ressusciter le père mort », Cahiers jungiens de psychanalyse, no 79, 1994, p. 89-106. 
[5] Basilide, dans le texte de Jung, s’adresse aux morts. Il leur enseigne le trajet du plérôme à l’étoile, soit une métaphore de ce que Jung développera dans son œuvre scientifique comme étant un processus de séparation et différenciation. 
[6] En témoignent les opinions-diagnostics portés par les uns ou les autres sur le Jung des années de crise intérieure. 
[7] Lettre au Dr Erich Neumann du 5 janvier 1952, Correspondance, 1950-1954, Paris, Albin Michel, 1992, p. 83 : « Voyant à l’avance, et avec sérénité, quelle serait l’ampleur de l’incompréhension à laquelle je me heurterais, je ne suis parvenu à convaincre personne [...]. C’est (donc) sans aucun apparat, nu comme un ver, que je m’en irai au tombeau, avec la pleine conscience du désagrément qu’occasionne cette nudité. Mais qu’est-ce que ceci à côté de l’arrogance dont j’ai dû faire preuve pour pouvoir insulter Dieu lui-même ? Cela m’a donné plus de maux de ventre que si j’avais eu le monde entier contre moi [...]. » 
[8] S. Kacirek, « La question du meurtre du père originaire entre Freud et Jung », Topique, no 79, 2002, p. 191-205. En ligne
[9] S. Spielrein, analysée, formée par Jung au moment même de sa découverte du bain transférentiel – bain brûlant pour le coup –, fut adressée par lui à Freud dont elle choisit ensuite de suivre la voie, dans un transfert probablement irrésolu sur Jung. 
[10] S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir » (1920), Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2004, p. 47-123. 
[11] Cinq entrées dans l’index général des œuvres complètes, par exemple. 
[12] S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1987, p. 50. 
[13] S. Freud, Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques (1911), cité par M. Vincent, Dictionnaire international de la psychanalyse, Paris, Calmann-Lévy, 2002, p. 1083. 
[14] C.G. Jung, Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées, recueillis par A. Jaffé (1961), op. cit., p. 370. 
[15] Ibid. 
[16] « Le divan bien tempéré » de Jean-Luc Donnet, « le contre-transfert bien tempéré » de Paul Israël, « l’Antœdipe bien tempéré » de Paul-Claude Racamier, ou, dans divers articles : « le penser bien tempéré », « le vieillissement bien tempéré », « le chaos bien tempéré », etc. 
[17] J.-S. Bach, Le Clavier bien tempéré (livre 1), BWV 846-869, 1722-1723. 
[18] C.G. Jung, Métamorphoses de l’âme et ses symboles (1952), Genève, Georg, 1993, p. 82-83 : « La pensée dirigée est un phénomène absolument conscient. On ne peut dire la même chose de la pensée imaginative. Une grande partie de ses contenus appartient au domaine de la conscience ; mais une quantité aussi importante se déroule dans la pénombre et même absolument dans l’inconscient et, par suite, on ne peut les découvrir qu’au moyen d’intermédiaires. » 
[19] Lettre à C.G. Jung du 2 janvier 1910, Sigmund Freud - C.G. Jung. Correspondance, 1906-1914, Paris, Gallimard, « NRF/Connaissance de l’inconscient », 1992, p. 372. 
[20] S. Freud, L’Avenir d’une illusion (1927), Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2003, p. 24. 
[21] Le français psychanalytique a créé « désirance » pour Sehnsucht, délaissant le mot « nostalgie ». 
[22] S. Freud, L’Avenir d’une illusion (1927), op. cit., p. 51 : « L’homme n’est pas tout à fait sans secours, sa science lui a beaucoup appris depuis les temps du déluge, et elle continuera à accroître sa puissance. Et en ce qui concerne les grandes nécessités du destin contre lesquelles il n’y a pas de recours, il apprendra justement à les supporter avec résignation. » 
[23] Ibid., p. 51. 
[24] C.G. Jung, Réponse à Job (1952), Paris, Buchet-Chastel, 1971, p. 40. 
[25] C.G. Jung, Antwort auf Job (1952), GW, 11, p. 377. 
[26] C.G. Jung, Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées recueillis par A. Jaffé (1961) , Paris, Gallimard, « Folio », 1973, p. 370. 
[27] C.G. Jung, Réponse à Job (1952), op. cit., p. 15. 
[28] Ibid., p. 25. 
[29] C.G. Jung, Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées, recueillis par A. Jaffé (1961), op. cit., p. 408. 
[30] Jean de la Croix, Poésies complètes, Paris, Corti, « Ibériques », 1987, p. 19 et 64. 
[31] C.G. Jung, « Introduction à la psychologie analytique » (1934), in L’Homme à la découverte de son âme, Paris, Albin Michel, 1987, p. 112-113. 
[32] Le dictionnaire Le Petit Robert, éd. 1991, précise à l’article « Inventer » que l’inventeur d’un trésor (notion juridique) est « celui qui trouve un trésor, un objet perdu, un gisement archéologique ». 
[33] C.G. Jung, Réponse à Job (1952), op. cit., p. 111. 
[34] C.G. Jung, Lettre à Elined Kotschnig du 30 juin 1956, Correspondance, 1955-1957, Paris, Albin Michel, 1955, p. 139-143. 
[35] C.G. Jung, Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées recueillis par A. Jaffé (1961), op. cit., p. 255.